VOYAGE À MONTPELLIER AVEC L’ASSOCIATION POUR LES MUSÉES DE TOULON

Par Marie-Françoise Lequoy-Poiré

Cet article est né après une visite "art contemporain" organisée par l’Association pour les Musées de Toulon, à laquelle j’ai eu la chance de participer. Ce fut l’un des derniers voyages avant le confinement, nous attendons impatiemment que l’Association ait l’autorisation de reprendre ses nombreuses activités : conférences, voyages, visites d’expositions et achats d’oeuvres. Nous vous tiendrons au courant dans cette rubrique.

MONTPELLIER, 20 – 21 SEPTEMBRE 2019
MO.CO, PROMENADE DANS LA NOUVELLE VILLE, MUSÉE FABRE

Un voyage dans l’art, un voyage dans l’espace et dans le temps

Annoncée comme voyage art contemporain, cette promenade de deux journées nous a fait découvrir ou redécouvrir, en trois temps, en répliques ou en dialogues :

  • le volet le plus ardu de l’art contemporain, l’art conceptuel, au Mo.co
  • la peinture de Bioulès, à travers une grande rétrospective au Musée Fabre
  • l’architecture futuriste d’une ville en pleine expansion ainsi que celle de la ville ancienne

C’était il y a déjà un an, dans le temps d’« avant », le masque n’était obligatoire ni dans le train, ni dans les musées ou la rue, nous ne connaissions pas la distanciation spatiale, encore moins la distanciation sociale, nous étions insouciants, heureux de faire ce voyage sous le soleil ou entre deux averses, et ce fut un voyage réussi, sans doute parfois un peu déroutant, mais toujours instructif et enrichissant, convivial et amical.

Tout juste débarqués du train, après un sympathique repas sous les arbres et au pied du musée, (avec un menu gastronomique, comme d’habitude lors de ces voyages ), nous visitâmes le MO.CO(1) (traduisez MOntpellier Contemporain, rien à voir avec « l’étranger », le moco des Toulonnais !).

Distance intime - très bon titre attribué à l’exposition de chefs d’œuvre de la collection Yasuharu Ishikawa - nous faisait découvrir le travail conceptuel(2) et souvent minimaliste de dix-huit plasticiens, pour certains déjà bien connus de nous : citons parmi eux On Kawara,

On Kawara, 1994

dont l’œuvre « Date painting », auto-référentiel, documentaire et obsessionnel, matérialise sur une toile la date à laquelle il peint. Il accompagne sa peinture d’articles de journaux du même jour et envoie à ses amis une carte postale du lieu où il se trouve, sur laquelle il écrit l’heure de son lever. Suivant un protocole assez strict, il nous parle du temps et de l’espace du vécu de sa journée, et cela tous les jours (ou presque) de sa vie. Date painting, qui s’est achevé avec la mort de son auteur en 2014, devient paradoxalement intemporel et transforme l’artiste en documentaliste de sa propre vie et de son contexte historique.

Citons aussi, bien connus de nous, l’américain Laurence Weiner, figure majeure de l’art conceptuel dès les années 60, les Suisses Fischli & Weiss ou le Français Pierre Huygue, sans oublier le peintre allemand Gerhard Richter,

représenté par une œuvre assez inattendue :
plus connu pour sa peinture, figurative ou abstraite, il a également exploré d’autres domaines et, ici, une structure de cinq panneaux de verre Antelio perturbe notre vision spatiale habituelle en superposant sur un même plan notre propre reflet avec la scène qui se passe derrière les vitres. Cette installation montrée peu après la chute du World Trade Center pourrait, entre autres interprétations, nous rappeler la fragilité des architectures ainsi que la nature éphémère des corps.

Liam Gillick « Developmentwall, 2016

D’autres artistes, moins ou pas exposés en France, ont fait l’objet d’une découverte intéressante, parfois surprenante, parfois obscure, faisant plus appel à notre intellect qu’à notre habituelle appréciation des œuvres suivant les éternels et classiques critères esthétiques ou plastiques. La guide, les cartels, les titres étaient là pour nous suggérer quelques entrées de lecture des oeuvres. Car, il faut bien le dire, l’art conceptuel(2) ne se laisse pas aborder d’emblée par le regard : pour en savourer le sens ou un sens, il nous faut, parfois, quelques références, et, toujours, une attitude active et réactive de notre part : l’artiste conceptuel nous invite à participer à la création de l’oeuvre (apporter notre pique-nique, disait Morellet). Un plasticien a retenu plus particulièrement notre attention :

Ryan Gander, FTT, FT, FTT, FTT, FFTTT, FTT, or sommewhere between….

le britannique Ryan Gander, qui, dans une installation de piques posées en diagonales sur un mur, évoque non seulement une bataille épique (pourquoi pas celle de San Romano peinte par Uccello) mais aussi, selon l’artiste, peut faire référence à la bataille verbale et conceptuelle entre les deux chefs de file de l’abstraction : Mondrian qui prônait, comme principe de base de l’art abstrait, l’horizontale et la verticale, et Van Doesbourg qui prônait la diagonale. Un bel exemple d’une installation conceptuelle à multiples entrées, à déchiffrer ou à réinterpréter par chaque regardeur suivant son propre parcours d’appropriation.

Après cet mise en bouche intellectuelle, nous nous dirigeâmes en tram et à pied vers le quartier de la nouvelle mairie, quartier Port Marianne traversé par le Lez. Là, une architecture très contemporaine et souvent audacieuse, mais pourtant cohérente grâce à des règles urbanistiques précises, - citons les hauteurs des immeubles, les « maisons sur le toit », les balcons-terrasses isolés de la rue par des moucharabiés variés, les crépis blancs parfois coupés par des touches de couleur vive, les places, esplanades bordées de palmiers, parcs, bassins ou quais sur le Lez, piqûre de rappel exotique d’une lointaine nature - nous faisait passer de rue en rue de surprise en surprise. Les architectes ont manifestement pu et su faire briller leur créativité, et nous avons là un exemple exceptionnel de connivence entre eux, les urbanistes et les élus. Citons le spectaculaire Arbre blanc conçu par le japonnais Sou Fujimoto et de jeunes architectes français Manal Rachdi, Nicolas Laisné et Dimitri Roussel, le Nuage (gonflable et gonflé) de P. Starck, le gracieux et léger Pont André Levy, de R. Ricciotti, l’hôtel de ville signé Jean Nouvel et François Fontès ou encore le massif temple du design, le RBC design center, créé par Jean Nouvel et Franck Argentin, et tant d’autres bâtiments signés par de grands noms.

L’Hôtel de Ville

Et même si certains d’entre nous jugèrent cet environnement esthétiquememnt impressionnant, mais trop dense, voire écrasant, il n’en est pas moins vrai que cette ville en plein devenir s’avère, de par son architecture novatrice et tournée vers l’avenir, une ville vraiment unique en France. Expérience à suivre pour voir comment les futurs habitants prendront possession des lieux, sauront les faire vivre et donner une âme aux terrasses en surplomb de l’arbre blanc …

Après une nuit dans un hôtel choisi pour sa situation au cœur de la ville ancienne (ce qui nous a permis d’explorer la beauté de ce centre historique et d’évaluer la formidable animation de cette ville où vivent 10 000 étudiants), nous nous dirigeâmes vers le musée Fabre qui présentait une rétrospective du peintre Vincent Bioulès, bien connu des Toulonnais puisque, grâce aux dons de notre Association et l’aide du FRAM (traduisez Fonds d’Régional d’Acquisition des Musées), le MAT (traduisez Musée d’Art de Toulon) a fait l’acquisition en 1995 d’une grande peinture sur toile de 210 cm x 310 cm intitulée L’île Maïre II, très fréquemment présentée dans les salles du musée et prêtée au musée Fabre.

Chemins de traverse , tel est le sous-titre de cette exposition. Chemins de traverse, parce que Vincent Bioulès a exploré diverses facettes de la peinture : après une période figurative (les fameux marronniers de son enfance), il adopte l’abstraction avec de grandes peintures all-over, fonde le groupe ABC productions puis s’intègre en 1970 au groupe Supports/Surfaces(3),

qu’il quitte rapidement pour revenir à une peinture figurative dès 1976, abordant de multiples thèmes : les fenêtres, les intérieurs de maison, le portrait, le paysage, les marine, les scènes mythologiques.

Quel fil conducteur peut-on donc déceler dans un parcours aussi varié, voire paradoxal, avec une parenthèse théorisante et critique sur l’art, dont il nous dit que «  La surface ne sera plus composée, hiérarchisée, la couleur n’y sera que distribuée d’une manière régulière et déterminée à l’avance, c’est à dire de façon systématique  » ? En fait, Bioulès, il le dit lui-même, est, (comme d’ailleurs tous les peintres) en perpétuelle recherche d’une vérité dans la peinture : « Je ne sais pas bien à vrai dire où, dans ma propre vie, commence la peinture, où cesse ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. Voilà qui répond à la question qui ne peut que rester sans réponse ». Mais, dans ses peintures de paysages, il semble avoir enfin trouvé un langage qui lui est propre, « une forme qui ne permettra plus d’en douter  ». Sera-ce là le dernier mot de l’artiste ? à suivre...

Et pourtant, dans cet œuvre polymorphe, on peut trouver ce fameux fil conducteur qui lui donne style et unité : toute la peinture de Vincent Bioulès donne l’impression de frontalité, voire de planéité, faite d’imbrications de surfaces colorées rythmées par des touches de pinceau bien personnelles, précises, épaisses, rugueuses, en relief, rappelant le sol aride et rocailleux des iles méditerrranéennes.

Peinture de surface, donc, (au contraire de la peinture d’aplats de sa période abstraite), dans laquelle les motifs, bien délimités, ne laissent que peu de place à l’anecdote ou la narration et laissent plutôt une sensation de matérialité,

d’opacité avec de très forts contrastes lumineux, peinture qui nous suggère que le temps s’est arrêté, là. Bref, une peinture « figurative » à deux dimensions, au bord de l’abstraction, qui nous propose une lecture mythologique ou philosophique, voire méditative, en tous cas éloignée de tout réalisme.

S’ensuivit, pour ceux qui avaient encore la forme, une rapide visite des autres salles du musée Fabre, puis un déjeuner de précision au restaurant du musée, puis l’attente en gare de notre train, à l’heure je précise. Retour sur Toulon. Regrets de devoir se quitter. Espoir d’un prochain voyage en 2020 ?

En guise de conclusion  : cette triple expérience de 48 heures a sollicité et profondément aiguisé notre regard, et je termine en disant que regarder un tableau, une installation, une sculpture ou une architecture est toujours une affaire de sensibilité, de participation, d’intellect, de mémoire, mais que c’est avant tout une affaire d’affect qui nous révèle notre propre histoire. Ce voyage était bien là pour nous rappeler qu’une œuvre n’existe qu’à travers le regard de chacun d’entre nous et qu’il y a autant d’œuvres artistiques que de chacun d’entre nous ! A chacun d’entre nous de les faire vivre, et donc je vous laisse regarder et m’arrête là, parce que… "Parler, c’est ne pas voir", comme nous le rappelle si justement l’artiste Adel Abdessemed en citant sa chère mère*.

* in « Nuit espagnole », ed. Stock, collection Ma nuit au musée

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(1) Le MO.CO, Hôtel des Collections, situé dans Hôtel de Montcalm fraichement rénové, a pour projet original et unique en France la programmation d’expositions de collections privées ou publiques, venues du monde entier. Il ne possède aucune collection donc aucune réserve, il met au premier plan la passion des individus et doit donc adapter à chaque événement une muséographie spécifique. Nicolas Bourriaud, co-fondateur du Palais de Tokyo, ancien directeur de l’École des Beaux-Arts de Paris, actuellement chroniqueur pour Beaux-Arts Magazine, en est le Directeur.
« Distance intime », exposition inaugurale de cet Hôtel des collections, nous proposait une sélection de la collection privée d’un entrepreneur japonais, constituée d’oeuvres conceptuelles, « minimales, subtiles, en tension constante entre la dimension intime de l’auteur et celle de l’histoire ».

(2) Au fait, c’est quoi l’Art conceptuel ? Difficile d’en donner une définition précise, puisque chaque artiste en avait sa propre théorie. On peut quand même dire que, génériquement, l’art conceptuel est un art au service exclusif d’un concept, d’une idée, qu’elle soit tautologique, scientifique, sociologique, philosophique, sémantique ou….et qui utilise ou mixe tous les media disponibles (installations, langage, écriture, photo, vidéo, son, écriture, etc.). Il fait obligatoirement appel à une interprétation par le regardeur, aidé ou non par un texte, un titre. Malévitch, avec Suprématies ou Marcel Duchamp, avec ses ready-mades en avaient assis les fondements dès le début des années 1910. Ensuite, en 1969, Harold Szeman avec la fameuse exposition « Quand les attitudes deviennent forme » à Berne, ou encore Catherine Millet avec Art Press, en avaient été les théoriciens ou les messagers. Les artistes Kosuth et Art et langage, Laurence Weiner ou Carl André, Morellet ou Venet, On Kawara ou Opalka, Soll Lewitt, Richard Long, BMTP, Robert Filliou sont quelques unes des nombreuses grandes figures de cette forme d’art parfois sans forme, parfois réglées suivant un processus rigoureux, parfois même sans œuvre, mais toujours porteuse de la volonté de questionner et révolutionner le statut et le marché de l’art.
"Dans l’art conceptuel, l’idée ou le concept est l’aspect le plus important du travail. Quand un artiste utilise une forme conceptuelle d’art, cela signifie que tout est arrêté et décidé préalablement et que l’exécution est une formalité. L’idée devient une machine à fabriquer de l’art." , Sol LeWitt, "Paragraphes sur l’art conceptuel", 1967. Ce courant artistique vécut son apogée entre 1965 et 1975, et ses suiveurs, de 1975 à aujourd’hui, sont soupçonnés, parfois à juste titre, de transformer cet art subversif par essence en un certain art académique digne d’un musée où le formalisme, l’élégance, et la suprématie du marché de l’art reprennent le dessus. (tels les néo-conceptuels Hirst, Koons……)

(3) Au fait, c’est quoi Supports/Surfaces ?
Né en septembre 1970, dans le sud de la France, ce mouvement éphémère composé de Dezeuze, Saytour, Valensi, Viallat, Devade fait sa première exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, sous le vocable de Supports/Surfaces proposé par Vincent Bioulès. Trois autres expositions se feront sous le même titre, auxquelles se grefferont pour certaines Louis Cane, André-Pierre Arnal, Dolla, Tony Grand, Pincemin, Buraglio ou Pagès. Leur point de rassemblement était une remise en question des moyens picturaux traditionnels (gestes créatifs utilisant l’empreinte, le tampon, les aplats, matériaux et pigments diversifiés), du support (la toile libérée de son châssis, flottantte, parfois pliée, tressée, roulée), une réflexion sur la notion de surface et de tension entre les éléments ou l’accrochage lui-même. Cette remise en question découlait d’une réflexion théorique sur l’art et son objet, objectif et auto-référentiel. Cette réflexion se voulait subversive et en réaction contre une peinture abstraite expressionniste ou lyrique, empreinte de sentiments, adoptée par une majorité de peintres de l’époque, celle dite de la nouvelle Ecole de Paris (Poliakoff, Estève, Manessier, de Staël, Bazaine, Soulages, pour en citer quelques uns). Dès 1972, le mouvement Supports/Surfaces se lézarde : certains des artistes, plus engagés et radicaux dans leur réflexion, inscriront leur œuvre dans une réflexion politique communiste, soutenue dans leur revue (Peinture, cahiers théoriques) par Sollers ou Pleynet. D’autres reprendront le chemin de l’art figuratif et de la peinture sur châssis, tel Vincent Bioulès. Certains enseigneront dans les écoles d’art, tous participeront à la diffusion d’une avant-garde bien française, encore vivante aujourd’hui.

Marie-Françoise Lequoy-Poiré, artiste


Crédit photographique : MFLP, Chantal Guillen, Alain Arditi

Posté le 15 décembre 2020