Je me confine, vous vous confinez, ils confinent.
Par Lilyane ROSE
Y a quoi, y a RIEN, dur, dure la culture ! Comment résister à la nostalgie du manque de contact avec les œuvres et les artistes, cette nourriture "essentielle" pour notre plaisir et notre cerveau ? Pas de "présentiel", soit, mais si l’on en profitait, en "virtuel", pour revisiter les expositions passées et tenter, par un petit jeu mental de récupérer, de conjurer les termes maudits : virus, pandémie, contagion, confinement ? Par exemple, que donnerait le mot CONFINEMENT associé à l’œuvre et à la démarche de trois artistes qui ont exposé à Toulon en 2017 ? En l’occurrence le plasticien Richard BAQUIÉ (exposition "Déplacements" à l’Hôtel des Arts), les photographes Gilles BOUDOT (" Les choses étant ce qu’elles sont ", Maison de la Photographie) et Bernard PLOSSU (" L’heure immobile ", Hôtel des Arts). Imaginons une rencontre, et pourquoi pas une exposition virtuelle.
Se confiner, c’est être contraint de cohabiter avec les petites réalités qui nous entourent. Que montrent ces artistes ? Richard BAQUIÉ vit dans un univers de récupération, il rassemble des objets trouvés, déchets érodés par l’usage commun : vieux sièges de voiture, portière déglinguée, escabeau éclaté, appareil radio au son inaudible, mots éculés. Gilles BOUDOT, lui, met en scène tout un bric-à-brac d’objets du quotidien, sans qualités : râpe à fromage, "Calor" obsolète, pompe à vélo, moulinette à légumes.
Avec Bernard PLOSSU, nous sommes à l’extérieur, certes, mais les lieux qu’il fixe sur sa pellicule nous sont familiers, remplis de petits riens : un caillou, un moche palmier près d’un moche portail, une brique de chantier – l’ordinaire d’un monde qu’on pourrait voir de notre fenêtre, une réalité humble, ni embellie, ni dramatisée,
où l’horizon est très court - à tel point qu’il a même fait le portrait de Marseille sans descendre des autobus qui la sillonnent. Ils ont dit confinement ?
- Être confiné, c’est avant tout une histoire de territoire, de dedans et de dehors, d’ici et ailleurs. Avec ses paysages crépusculaires ("Grands Rangements"), Gilles BOUDOT nous bluffe ; ils résultent d’une mise en scène savante, et nous ne demandons qu’à être embarqués pour un voyage mental et illusoire dans ces espaces comprimés, ouverts / fermés. Des paysages qui ne mènent nulle part, sinon à l’intérieur de nous-même, on en trouve aussi dans les photographies de Bernard PLOSSU. Ses images ne sont pas légendées, c’est où ? quand ? Il ne nous révèle pas des endroits, mais des lieux de transition, des espaces intermédiaires où les portes sont closes, les ouvertures des trous noirs, l’horizon bloqué. Des lieux où il ne se passe rien, où on retient son souffle. " Ne pas enfermer, mais traverser, être pleinement dans le vide, transparent, dense."
Des territoires où rien ne bouge, rien ne peut bouger, ni dans les photographies de fausses expériences de Gilles BOUDOT ( " Phénomènes simples " ), ni dans les paysages de Bernard PLOSSU, et encore moins dans l’œuvre de Richard BAQUIÉ. Et cependant, pour ce dernier, l’exposition qui lui a été consacrée portait ironiquement le titre de "Déplacements". Sans doute, pour l’utilisation d’objets issus de moyens de locomotion : avions, trains, automobiles, flèche, "Aventure" ?
Se déplacer, c’est bouger, utiliser de l’énergie. Ses œuvres sont définitivement ancrées sur leurs supports, la BMW enfouie à jamais, les avions-jouets inutilisables ; les mécanismes sont faux - s’il y a un "déplacement", les mouvements sont provisoires, jamais amples, les articulations limitées à des charnières rouillées… et que penser de cette "réplique" de l’"Etant donné…" de Marcel Duchamp,
cette mise en scène en abyme, à la perspective renversée dans un espace de nulle part, figé, qui ajoute à la réalité une idée de moment suspendu ?
Être confinés, c’est être soumis à l’attente, éprouver le passage du temps. L’immobilité est triomphante dans l’œuvre de ces trois artistes ; Bernard PLOSSU dilate le moment, Gilles BOUDOT fixe l’énergie en arrêtant le mouvement – "les clichés ont le pouvoir de congeler le temps" dit Diane Arbus. Richard BAQUIÉ, en ajoutant à la réalité une idée de mouvement inachevé, nous invite à une expérience sensorielle de la perception de l’instant. Ils ne font pas qu’évoquer le temps, la nostalgie de ce qui va disparaître, ils nous proposent d’explorer notre mémoire.
"Il ne faut pas chercher, mais attendre", nous dit Camille Corot cité par Bernard PLOSSU.
Espaces comprimés, temps arrêté, confinement ?
Quelle magnifique leçon de liberté nous donnent ces artistes, ils subliment la réalité quotidienne, rendent le familier mystérieux, ne montrent pas à la laideur mais nous font trouver les choses belles, nous conduisent aux confins de paysages mentaux, à l’Aventure… l’art nous rend plus vivant.
Lilyane ROSE
Photographies :
Boudot : "Les choses étant ce qu’elles sont", deux photographies
Plossu : "L’heure immobile", deux photographies
Baqué : "BMW" et "Réplique d’"étant donné 1) la chute d’eau 2) le gaz d’éclairage de Marcel Duchamp"", deux installations
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