4 mars – 7 mai 2017
Il y a les choses et les mots ; ou bien le(s) Mot(s) et la Chose, ou même les mots et les choses ; comme le poids d’un livre et l’impalpabilité de ses signes. D’ailleurs, les titres de certaines œuvres de Richard BAQUIÉ sonnent comme des incipit : "Tout projet commence par une histoire" – 1985 –, "Autrefois il prenait souvent le train pour travestir son inquiétude en lassitude" – 1984-.
Une rencontre avec l’œuvre de Richard BAQUIÉ peut être déroutante : des assemblages brutaux de portières, d’ailes de voitures, de morceaux de wagon, de matériaux d’isolation, de ventilateurs ; et aussi un bloc de béton sur un siège, un vieux tourne-disque qui grésille, une petite boîte d’harissa… et... un "Duchamp" ! Pour s’aventurer dans l’exploration de ces sculptures bricolées, l’humour et la nostalgie pourraient constituer un petit viatique, commode dans un premier temps.
Ce qui étonne d’abord, c’est l’évidence de la réalité comme point d’appui de sa création, la présence physique de matériaux usés, trouvés, dont l’artiste ne cherche pas à dissimuler la provenance : des bidons d’huile d’olive, le pied d’un tabouret tournant, des boîtes de coca... Mais, si la mitrailleuse et le pistolet (1983) dont ils sont issus sont des armes dérisoires, plutôt des jouets, elles n’en parlent pas moins d’un état de guerre, vraisemblablement personnel. Dérisoires aussi, les mots et les fragments de discours, des poncifs, traités comme des déchets érodés par l’usage commun : "L’amour c’est l’aventure" – 1986-, "Tout commence par une histoire" - 1985 –, ou encore ce rébus à deux balles ("Le Rat des villes") à lire à haute voix !
Présence/absence pour ces mots monumentaux ou intimes. Mots de lumière qui défilent et s’interrompent, mots découpés dans la tôle ou dessinés en creux dans le zinc, comme des pochoirs ou des moules de jeux d’enfants qu’il faut remplir ; des sons aussi, une rengaine en boucle, des émissions de radio inaudibles. Et puis cette écriture, en guise de cartel, manuscrite sur un trivial bout de papier qui menace de se détacher à tout moment sous l’impulsion d’un ventilateur. Des objets réels et des mots mélangés, objets et mots trouvés, peut-être retrouvés, sorte de ready-made qui créent un ici et un ailleurs, un dedans et un dehors, un va-et-vient entre le présent et le passé, soumettent le spectateur à une expérience sensorielle de la perception de l’instant. "Je veux que mon travail déplace les gens par rapport à leur façon de penser", dit-il en 1987.
Les œuvres sont rassemblées sous le titre de "DEPLACEMENTS". Bien sûr, on y reconnaîtra des moyens de locomotion : automobiles, avions, train, évocateurs de voyages et d’aventures. Mais ici, rien ne bouge, rien ne peut bouger. Les sculptures sont définitivement ancrées sur leurs supports / béquilles, qui ne cherchent pas à se dissimuler, le petit avion est retenu par un ressort rouillé, le mécanisme de la "machine à caniveau" est un leurre, et la BMW de "l’aventure" (1988) n’est qu’une carcasse enfouie…
Déplacer, c’est bouger, déranger, intervertir, utiliser de l’énergie. S’il y a "déplacements", les mouvements sont provisoires et jamais bien amples. L’artiste utilise souvent des objets comportant des charnières évoquant des ouvertures et des fermetures par rotation : un petit boîtier ouvert de pile électrique ("l’amour c’est l’aventure", 1986), un escabeau écartelé ("Début", 1987), une portière arrachée, des portes de placards métalliques fermées (projet pour l’Aventure), le soufflet en accordéon d’un train, et même un grill à poisson déployé. Les œuvres peintes aussi s’articulent autour d’une charnière invisible : une sorte de ligne d’horizon qui permet le rabattement d’empreintes ou de lettres ("un jour ici ou là", "Fixer" – 1991-), ou une pliure virtuelle comme pour un test de Rorschach dans les affrontements de couleurs de la série des "Batailles".
La charnière comme moment ou espace intermédiaire entre deux époques ou deux mondes. Stratégiquement situées au cœur de l’exposition, une "réplique" de l’ « Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage », tournant dans l’œuvre de Marcel DUCHAMP, s’est imposée comme une évidente nécessité dans la démarche artistique de Richard BAQUIÉ. Pour cette dernière œuvre (1946 - 1966), Marcel DUCHAMP a porté le réel à son comble dans une mise en scène théâtrale, cherchant à abolir les frontières entre l’art et la vie. Mais Richard BAQUIÉ renverse la perspective (au propre et au figuré) en dévoilant les dispositifs d’un espace fragmenté, un espace de nulle part. En mettant en évidence ce quelque chose de faux - la lumière, la chute d’eau, la végétation, les différences d’échelle, le corps désarticulé recouvert de peau de porc-, il ajoute à la réalité une idée de moment suspendu, un temps dilaté, une sensation de durée. Plutôt que l’évocation du temps, une expérience de la mémoire : ce qui est déjà advenu ou ce qui va arriver ? Le regardeur, tenté de lire l’œuvre comme un rébus entre dans l’histoire, la joue.
Et si le "déplacement" c’était mettre l’émotion en mouvement, en créant des œuvres palpables, suscitant des appréhensions sensorielles, kinesthésiques qui font surgir des images et permettent au spectateur de comprendre leur mode d’élaboration ? "Je fabrique des machines pour créer des situations. Je cherche une sculpture qui agit. Ce qu’on y projette en figure l’aperçu. La distance entre le projet et le résultat est le sens même de mon travail."
L’Hôtel des Arts, en nous proposant cette rétrospective de l’œuvre difficile mais attachante d’un artiste trop tôt disparu, nous invite à une réflexion sur la question des effets et du sens de l’art, posant le Beau, non comme une institution, mais comme la relation de l’artiste et la relation de chacun à l’espace de son vécu.
"Avec moi, il y a un réel écart entre ce que je veux dire et ce que j’arrive à faire. Je suis toujours "déçu". Je travaille sur et avec cette déception". In Catalogue de l’exposition Constats d’échec - Fondation Cartier - 1991.
Lilyane ROSE
Photographies :
1)L’Aventure
2)Photographie de l’Aventure, installation à Marseille, avec BMW, fontaine et sculptures
3)Batailles
4)Visite coup de coeur sur la réplique "Etant donnés..." par Pierre Falicon, psychologue clinicien à Toulon
5)Réplique de "Etant donnés..."
Exposition incontournable pour (re)découvrir l’oeuvre de l’un des artistes contemporains marseillais les plus célèbres, malheureusement disparu trop vite. Cette exposition qui déplace un large public, national et international, sera probablement le point de départ pour une nouvelle aventure... et une nouvelle vision ou compréhension d’une oeuvre protéiforme et majeure.
Le catalogue fera date également.
MFLP